samedi 5 mai 2007

L'étrangeté d'un voyage nocturne

Voyage au bout de la nuit ; c’est de Louis Ferdinand Céline. C’est vrai qu’il est bon de se perdre ainsi dès que la pénombre surgit et de s’abandonner à elle jusqu’à l’aube, et en allant dormir de retrouver le noir inutile si propice à la vie. C’est encore mieux quand il pleut, c’est encore plus fabuleux lorsque l’on est en voiture, et que les gouttes de pluie sont sur le pare-brise des étoiles de substitution, car le ciel orageux nous dissimule les réelles. L’on se souvient alors de ce jour qui précéda cette nuit ; le jour et la nuit ne sont guère équipollents, et ce n’est pas une question de luminosité, c’est un monde qui change, un univers, ou plutôt deux univers qui se font place l’un et l’autre dans un cycle naturel que l’homme, par ses lumières, voudrait tant changer. Il faudrait parfois laisser les choses s’égailler d’elles-mêmes, se sublimer en fin de compte, en inondant le monde de leurs substances salvatrices. Voyage au bout de la nuit ; c’est de Céline. Qu’il y a-t-il ? Un peu de bruit, un chien qui aboie, une voiture qui passe, un ivrogne qui s’effondre sur le trottoir qui à tant d’utilisation ; un peu couchette pour les hommes, un peu chiotte pour les chiens, un espace de sécurité pour les piétons, et encore, tout cela n’est pas toujours vrai. Parfois sur les trottoirs, il y a juste des ombres ; de surcroît non furtives, elles sont là, à s’éterniser, c’est comme des souvenirs. Voyage au bout de la nuit ou sentiments irréels, où se mélangent les souvenirs fictionnels, les rêves, et les souvenirs sentimentaux, la vie. C’est aller au bout de soi-même, sur ces terres obscures, et que la douceur des arts imprègnent l’homme, savant en rien. Peut-être que je ne comprends pas tout, il est même plus exact de dire que je ne comprends rien. C’est un point de départ, il en faut toujours un pour se construire. Et tous ces bars illuminés, perclus dans la profondeur des rues, dans la perspective que font les réverbères pour donner aux gens un peu las un amusement si vite éteint, sont comme un brin de soleil sous l’étouffante canopée de la forêt vierge. Il en reste des insolations et des visages de femmes envolées, survient parfois la forme d’un œil, la tendresse d’un sourire qui était adressé à un autre. L’aurait-il vue celui-là, que ce sourire qu’on lui lançât était tendre ? Lui l’aura peut-être analysé comme sexuel ! C’est un appel. L’appel de qui ? Ils sont nombreux au petit jour, dans l’agitation progressive de la société, à vomir une nuit débraillée. Et à midi, au dur réveil, le ventre brûlant et l’urine nauséabonde, reste dans la gorge l’âcreté du fugace qui exagère la sensation de chute, l’impression troublante et brutale que la vie n’est qu’abîme, et que la mort est enfin le repos au fond du trou de l’existence. C’est pour cela peut-être que l’on enterre les morts. Mais on les incinère aussi, et là je n’ai pas d’explication, je vous les dis, je ne comprends pas tout. Je ne comprends même pas qui je suis. Mon visage c’est dans la nuit que je le reconnais, quand dans le silence je marche et que je me découvre. C’est à ce moment que s’offre à moi l’intérêt pour ma personne, sinon le jour je suis égoïste, je me méprise. Voyage au bout de la nuit. C’est voyage au bout de la vie, le long cheminement incessant. Je voudrais m’arrêter, faire une pause, attendre comme Ulysse qui se morfond sur l’île de Calypso. Calypso est la vie qui retient prisonnier l’homme, et l’homme d’elle se languit parce qu’il voudrait recouvrer sa liberté ; qu’il ne survive plus que du souvenir en vérité, et que dans un délire altruiste la vie ralentie sa fuite, qu’elle nous octroie le droit de jouir. Notre liberté serait de choisir notre mort, et de s’occuper à retrouver les merveilles qui nous exaltent. Peut-être comme Calypso se tua au départ d’Ulysse, la Terre abandonnera-t-elle toute idée de vie à l’extinction de la race humaine ? Comme à l’extinction des réverbères je sens que je pense plus, suivant Descartes donc, le jour, je ne suis plus. Je sais que vous vous demandez pourquoi je parle d’un voyage au bout de la nuit. C’est que je veux expliquer qu’au petit jour c’est là que l’on meurt, comme quand l’on pointe à l’usine, comme lorsque le matin l’on quitte le lit de sa femme. Le jour est un raffermissement, une compression qui écrase toutes possibilités de joie, alors que la nuit est impétuosité des sentiments les plus généreux, ceux qui font qu’on loue la nature de nous avoir fait homme, et d’ainsi de pouvoir sentir la quiétude que propose un cœur qui s’emballe devant le beau. Qu’il est loin ce temps d’insoumission, quand le dôme barbare offrait le camouflage et que les commandos libertins venaient avec rage et force frapper les despotes ; c’est à la nuit que l’on doit d’être partiellement libre, je veux dire libre de corps. Le jour l’on avorte trop souvent des considérations qui émaillent avec violences les nuits, et que quand luisent les rêves une sorte de chimère compulsive nous pousse vers l’ailleurs. Si le jour est l’instant, la nuit est l’ailleurs, pas l’ailleurs en terme géographique mais dans le temps, la nuit à cette infinité puisque l’on ne voit. Et dans la douleur, supportant ce terrible handicap, qui est l’incapacité à s’exiler dans les expansions incessantes qui nous donnent au soleil, ce crachat que l’on expulse est le cri de rage de l’homme dont Camus prétend qu’il crée une absurdité quand il reste sourd aux oreilles déraisonnables du monde. Alors j’acquièsse à cette vision. C’est à la faveur de la nuit enfin que Sisyphe pouvait cesser de pousser son rocher, et de se camoufler à la bêtise de Zeus. Sisyphe, qui démontre tant la sinistre condition humaine, ne peut guère penser à se révolter tant il est occupé à mener une tâche perdue d’avance, c’est tout le quotidien de l’humain quand vient le jour. S’évertuer à travailler pour ne récolter aucun fruit qu’il aura fait grandir dans son sordide champ. L’homme n’a le droit qu’aux pépins, qu’il peut replanter à sa guise certes ; la nuit l’on peut toutefois voler. Voyage au bout de la nuit, c’est le voyage contre l’absurde, celle d’une guerre par exemple, si contingente que Céline en relate les drames avec une désinvolture poignante, comme pour dire, « vous l’avez voulu votre guerre, ne venez donc point pleurer ni exalter vos morts. » Non ne venez pas pleurer de vos choix débilitant, il faut assumer, et moi j’assume mes fautes, la nuit quand je marche, que je cherche, et que sous une pierre brille la rédemption. C’est parce je me change, celui qui ne pense pas qu’il doit changer à un moment de sa vie, restera à l’éternité un nom sur une pierre tombale. Et qui s’en souviendra. Pas moi en tout cas, et pas l’histoire non plus. Ce n’est pas l’éternité que je cherche en traversant les nuits, c’est le droit à être un jour une référence, pas dans un dictionnaire, mais dans une histoire de famille. Si je veux que l’on se souvienne de moi c’est parce que je voudrais connaître ceux que je ne connaîtrais pas, par fatalisme, mon présent est si fade, que j’extrapole un futur qui ne sera pas le mien. Et cela me donne un certain espoir. L’espoir ne me sert à rien pour vivre, il me sert à ne pas me tuer, c’est sensiblement différent même si la finalité est la même, je suis là, la nuit, une ombre luminescente qui isole le soleil.


Source : Voyage au bout de la nuit ; Céline. Folio n° 28
Le mythe de Sisyphe ; Albert Camus. Folio essais n°11